Jean-Marie Le Pen, l'homme qui a sorti l'extrême droite de la marginalité (15 janvier 2011)

En presque quarante ans de présidence du Front national, celui qui en restera président d'honneur aura réussi à enraciner durablement l'ultra-droite dans le paysage politique

 

Avant 1984 et l'"effet Le Pen", l'extrême droite n'avait connu que des poussées éphémères: grogne poujadiste aux législatives de 1956 puis candidature de Jean-Louis Tixier-Vignancour à la présidentielle de 1965 (5,2%). Deux aventures auxquelles participa Jean-Marie Le Pen, d'abord en tant que benjamin de l'Assemblée nationale élue en 1956, puis comme directeur de la campagne présidentielle du candidat des nostalgiques de l'Algérie française.

Ce n'est pourtant pas Jean- Marie Le Pen qui est à l'origine, en octobre 1972, du "Front national pour l'unité française". Ce sont les activistes du mouvement Ordre nouveau, dans le but de participer aux législatives de 1973 sous une étiquette plus large. Après la dissolution d'Ordre nouveau (juin 1973), ses principaux dirigeants quitteront toutefois le FN et créeront un groupuscule concurrent: le Parti des forces nouvelles (PFN).

Ces départs laissent donc au sein du FN les mains libres à Jean-Marie Le Pen, qui en est le candidat à la présidentielle de 1974 (0,75%). Aux européennes de 1979, c'est cependant le PFN et non le FN qui représente l'extrême droite avec une liste conduite par Jean-Louis Tixier-Vignancour (1,3%). Finalement, en 1981, ni Jean-Marie Le Pen (FN) ni Pascal Gauchon (PFN) ne remplissent les nouvelles conditions de parrainage pour être candidats à la présidentielle. Divisée, l'extrême droite passe son tour.

Il faudra attendre l'élection de François Mitterrand pour que le FN supplante le PFN, dont de nombreux cadres rallieront soit la droite soit le parti lepéniste. Les élections cantonales de 1982 puis municipales de mars 1983 voient en effet la percée progressive du FN. À Paris, Jean-Marie Le Pen obtient un succès personnel en menant sa liste au second tour dans le 20e arrondissement autour du slogan "Immigration, insécurité, chômage, fiscalisme, laxisme moral, ras le bol!". Mais c'est l'élection municipale partielle de Dreux, en septembre 1983, qui symbolise cette émergence: qualifiée, la liste FN conduite par Jean-Pierre Stirbois fusionne entre les deux tours avec la liste RPR, qui l'emporte. Le FN quitte ses oripeaux de groupuscule.

Consécrations pour Jean-Marie Le Pen: en janvier 1983, il fait son entrée dans le baromètre Sofres puis, en février 1984, il est l'invité de l'émission politique "L'heure de vérité". Des millions de Français découvrent en direct son talent de tribun, tandis que son parti connaît dans la foulée une vague de nouvelles adhésions, parmi lesquelles celle de Bruno Gollnisch, plus jeune doyen de faculté de France.

Après l'implantation locale, le succès national: aux européennes de juin 1984, la liste FN obtient 10,95% et dix élus. L'extrême droite n'avait jamais atteint un tel niveau électoral depuis le poujadisme. Aux législatives de 1986, ce succès sera confirmé et amplifié en raison de l'adoption par la majorité de gauche sortante du scrutin proportionnel: les listes FN, élargies à une partie du CNIP, obtiennent 35 députés.

En face, la droite hésite sur sa stratégie, contractant quelques accords locaux avec l'extrême droite aux régionales de 1986 (obtenant plusieurs vice-présidences de conseils régionaux) ou encore aux législatives de 1988 (retraits réciproques dans les Alpes-Maritimes, les Bouches-du-Rhône et le Var). Avant d'adopter une stratégie de "cordon sanitaire", confirmée aux élections régionales de 1998 par la mise au ban du RPR et de l'UDF de leurs élus qui ont voulu cogérer avec le FN: Jean-Pierre Soisson (Bourgogne), Charles Baur (Picardie), Jacques Blanc (Languedoc-Roussillon) et Charles Millon (Rhône-Alpes).

L'ascension électorale de Jean-Marie Le Pen ne se démentira pas jusqu'à la présidentielle de 2002: 14,38% en 1988, 15% en 1995, 16,86% et, surtout, la qualification au second tour en 2002. Non sans une mutation de son électorat: la "boutique" des années 1980 a été remplacée dans les années 1990 par l'"atelier", faisant du FN le premier parti ouvrier.

Sur le fond, les fondamentaux du lepénisme demeurent (immigration, sécurité), mais le discours antifiscaliste et anti-étatiste de droite a cédé le pas à un "gaucho-lepénisme" axé sur l'État-Nation protecteur des "Français victimes de la mondialisation ultralibérale".

Si, depuis la présidentielle de 2007, le FN connaît un déclin électoral (10,44% à la présidentielle, 6,34% aux européennes de 2009, 11,74% aux régionales de 2010), Jean-Marie Le Pen a réussi à maintenir son hégémonie sur l'extrême droite, malgré les nombreuses scissions qui ont jalonné son histoire, notamment celles de Bruno Mégret en 1998-1999 (Mouvement national républicain) puis de Carl Lang dix ans plus tard (Parti de la France).

Électoralement marginales, ces scissions ont tout de même durablement affaibli l'appareil partisan en touchant de nombreux cadres et élus locaux.

Quoi qu'il en soit, Jean-Marie Le Pen aura non seulement enraciné durablement l'extrême droite dans le paysage politique, mais également créé une marque électorale "Le Pen", dont sa fille espère bien profiter. Son bilan n'est cependant pas que positif.

D'une part, il ne sera pas parvenu à conférer au FN la masse critique permettant de faire durablement élire des candidats au scrutin uninominal majoritaire, à l'exception d'une poignée de conseillers généraux et, il y a longtemps, de deux députées (Yann Piat en 1988; Marie-France Stirbois en 1989).

D'autre part, il est toujours resté éloigné du pouvoir. Ses nombreux dérapages verbaux sur les chambres à gaz "point de détail de l'histoire de la Seconde Guerre mondiale" (1987), sur "l'inégalité des races" (1996) ou encore sur l'occupation allemande "pas particulièrement inhumaine, même s'il y eut des bavures" (2005) ont contribué à maintenir le "cordon sanitaire" autour de lui. "Je n'ai jamais eu le sentiment d’avoir fait des dérapages, expliquait-il récemment. Encore que l'on pourrait considérer que, comme au ski, le dérapage est une méthode de progression".

Reste à savoir si Jean-Marie Le Pen a véritablement souhaité conquérir le pouvoir, ou s'il ne se complaisait pas dans son rôle tribunitien, provocateur et contestataire.

 

Laurent de Boissieu
La Croix, 14 janvier 2011

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