"Français de souche": définitions (24 février 2015)

Lors du dîner de l'association politique Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), le président de la République François Hollande a employé l'expression "Français de souche, comme on dit" (1).

Reste à savoir qui est ce "on"...

 

1. L'origine: un livre antisémite de la fin du XIXe siècle

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D'après mes recherches, l'expression "Français de souche" a été pour la première fois théorisée par Édouard Marchand dans son livre La France aux Français! (1892) afin d'établir des droits différents entre les Français en fonction de leurs origines.

Extraits:

L'élan généreux de la Révolution a ouvert la porte de notre Patrie, trop grande et trop vite. Les Étrangers et les Juifs, auxquels nos pères ont donné droit de cité, sont entrés chez nous et s'y sont installés.

Ils ont été bientôt suivis par d'autres en plus grand nombre.

Notre urbanité les a séduits. Ils ont été charmés de notre gaîté, de notre esprit, de notre enthousiasme. Nos richesses aussi les ont tentés

Nous étions chez nous, vivant insouciants comme des enfants au domicile paternel, tandis que ces étrangers, qui avaient quitté leur patrie, ne sont venus chez nous qu'avec l'espoir d'y réaliser des fortunes.

Ce n'est pas un blâme, nous n'avions qu'à ne pas leur ouvrir nos portes. C'est une constatation.

Bon nombre s'y établirent. S'y trouvant bien ils y firent souche. Hardis, entreprenants, enrichis, ils se servirent bien vite de leur titre récent de Français pour s'élancer à l'assaut des fonctions électives et des situations dominantes.

Ce fut un tort à nous de ne pas leur faire faire un stage pendant lequel ils eussent appris nos besoins, nos aspirations, avant de leur accorder l'accès de ces hautes fonctions.

Pour ceux-ci la France n'éveille pas le souvenir de dix siècles de générations antérieures. Et comme c'est grâce aux hommes qui, ayant fait les "immortels principes de 1789", leur ont ouvert les portes de la France, qu'ils doivent la fortune qu'ils ont acquise pendant ce siècle dans notre patrie, ils leur sont reconnaissants en leur élevant des statues et en se déclarant les "fils de la Révolution".

Ils ne datent bien en réalité que de 89.

Ils se sont désignés d'abord sous le nom de "Nouvelle France". Puis ils se sont dit "dans le mouvement", après, "dans le train", mais ils sont déjà dépassés par les "fin de siècle", lesquels ne tarderont pas à faire place à des nouveaux.

Ils ont épuré, sans respect pour les droits acquis, l'ancien personnel administratif et ont lancé ce cri qui a trouvé de l'écho: "À une situation nouvelle il faut des hommes nouveaux!"

À côté des étrangers qui, bien qu'établis dans notre patrie, ont conservé leur nationalité, il y a les naturalisés. Et à côté des Français de vieille souche, il y a ceux qui, nés d'étrangers, sont français par le fait de leurs naissance et d'autres chez qui l'on trouverait difficilement une lignée de plus de deux générations de Français...

Quoiqu'ils augmentent tous les jours, ils sont encore le petit nombre.

Mais ce petit nombre est excessivement remuant et doué d'un aplomb "bœuf", selon le terme populaire énergique.

Ce sont eux qui ont donné le ton, qui ont fait la mode, qui ont troublé, par l'acharnement qu'ils ont mis à la lutte, par leur exubérance, par leur tapage et par leur luxe, la conscience nationale à peine remise des troubles politiques.

Dans les Français de souche, un certain nombre, fascinés, les ont suivi, d'autres ont profité de leur luxe et de leurs extravagances pour faire leur fortune ou se créer des emplois. Mais la grande masse, particulièrement dans les départements, absorbée par ses occupations habituelles, n'a pas compris et a été ahurie devant ce changement subit, et ces colossales fortunes édifiées en si peu de temps.

C'est un tourbillon de tempête venu du dehors, rentré dans l'édifice par la porte et les fenêtres laissée ouvertes, qui fait chavirer tout ce qui est au dedans et menace de faire place nette des bons sentiments séculaires qui forment le fond de la race française.

Si l'on n'y prend garde ces sentiments qui étaient l'honneur de notre génie seront bientôt remplacés par ceux qui sortiront de cette agglomération de races différentes, qui tend à s'implanter en France, ou plutôt ils seront étouffés et l'Égoïsme régnera en maître.

C'est déjà en bonne voie.

Doit-on voir d'un œil indifférent la suppression de la race française?

(...)

Enfants de la grande famille française, nous ne devons pas admettre qu'elle soit gouvernée par d'autres que par des Français de souche, justifiant d'un certain nombre de générations dévouées à notre Patrie.

Nos Députés et les Agents de tous ordres qui sont dans nos administrations publiques doivent être des Français de plusieurs générations. Il suffirait, pour cela, d'une bonne loi, et il est regrettable qu'elle n'ait pas été faite plus tôt.

(...)

Le remède est là où nous l'indiquons, ayons le courage de l'appliquer.

Et nous allons plus loin puisque nous prétendons que la même règle devrait être rigoureusement suivie pour tous les degrés de l'échelle administrative, dont chaque poste devrait être occupé par un Français de souche.

 

Cette trop longue citation est intéressante car on y retrouve précisément la distinction antirépublicaine que contient l'expression "Français de souche" dans son utilisation actuelle:

- les vrais Français, ceux qui sont "de souche, comme on dit".

- les faux Français, "de papier, comme on dit", qui sont issus de l'immigration (demeurent toutefois des questions: à partir de combien d'ancêtres étrangers? jusqu'à combien de générations de Français? (2) ).

 

2. Le droit colonial

L'expression "Français de souche" a ensuite été utilisée dans le contexte de la colonisation de l'Algérie.

Rappelons - rapidement et simplement - que les musulmans d'Algérie (sauf à être pleinement naturalisés) ne jouissaient ni des droits politiques ni des droits civils.

Ils n'étaient ainsi pas régis par le Code civil mais par un statut dit personnel, de droit confessionnel musulman. Les régimes étaient donc différents en fonction de l'appartenance à telle ou telle communauté: "Français de souche européenne", "Français de souche nord-africaine" (musulmans), "étrangers de souche européenne", "étrangers musulmans".

C'est dans ce contexte historique et juridique particulier que Charles de Gaulle a utilisé durant la guerre d'Algérie l'expression "Français de souche": il ne s'agissait pas d'un tri personnel entre les Français à partir de je ne sais quel critère fumeux, mais d'une inégalité à l'époque juridiquement réelle bien qu'antirépublicaine.

 

3. Les études démographiques

L'expression "Français de souche" est réapparue dans l'enquête scientifique Mobilité géographique et insertion sociale de l'Ined, en 1992, dont la finalité était "la production de statistiques socio-démographiques anonymes sur l'intégration des immigrés et de leurs enfants".

La définition en est la suivante:

Français de souche, Français d'origine: l'appellation "Français de souche" désigne toute personne née en France de parents eux-mêmes nés en France.

(Michèle Tribalat, Patrick Simon et Benoît Riandey De l’immigration à l’assimilation. Enquête sur les populations d’origine étrangère en France, La Découverte, 1996)

Toujours en démographique, l'expression est parfois utilisée comme synonyme de "Français de naissance" par opposition à "Français naturalisés".

 

4. La récupération racialiste

L'expression "Français de souche" a plus récemment été reprise par l'extrême droite racialiste.

Il ne s'agit plus du tout d'une définition scientifique ou juridique ("personne née en France de parents eux-mêmes nés en France", "Français naturalisés") mais d'une apparence: est "Français de souche" pour les racialistes ceux qui sont à leurs yeux "Français d'apparence", c'est-à-dire blancs de peau (3).

Cette vision est intrinsèquement antinationale, la nationalité française n'étant pas liée à une couleur de peau.

 

 

(1) Il s'agit bien entendu ici du Français-peuple et non du français-langue que l'on trouve chez Rodolphe Töpffer ("...le français de souche, le français vieilli, mais nerveux, souple, libre..."; cité par Sainte-Beuve dans les Causeries du lundi. Tome huitième, 1853).

(2) Le texte d'Édouard Marchand n'est pas racialiste car il est ouvert à l'assimilation. Mais au bout d'un nombre de générations qui semble relativement important, entre "plus de deux générations" et "dix siècles de générations"!

(3) Jean-Yves Le Gallou: "Le Français de souche, c'est un Français blanc, de civilisation européenne et de religion ou d'héritage chrétien".

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