La vérité vraie sur le vote des Français aux présidentielles depuis 1988 (24 avril 2011)

Heureusement que la Fondation Terra Nova est là! Grâce en effet à la note rédigée par Michel Balinski et Rida Laraki, les Français voient enfin mis à jour leurs désirs politiques inconscients et refoulés: en 1988, ils voulaient en réalité élire Raymond Barre à la présidence de la République; en 1995, Édouard Balladur; en 2002, Lionel Jospin; et, en 2007, François Bayrou.

Pourquoi dès lors ont-ils réélu François Mitterrand en 1988, élu puis réélu Jacques Chirac en 1995 et 2002, élu enfin Nicolas Sarkozy en 2007? Tout simplement parce que"le scrutin majoritaire empêche les électeurs de s’exprimer librement" puisque "depuis au moins l’élection présidentielle de 1988, il y a un sérieux doute que l’élu soit le candidat voulu par l’électorat" (sic!).

Ainsi, "l’écrasant score de 82,2% des voix pour Chirac contre Le Pen en 2002 ne mesure en rien l’opinion réelle des électeurs sur le candidat Chirac". Merci à Terra Nova et aux deux universitaires de nous rappeler subliminalement cet adage datant seulement de la IIIe République: "Au premier tour on choisit, au second on élimine".

Résumons le postulat de départ: les Français - quels cons ces Français! - rejettent systématiquement au premier tour le président de la République qu'ils veulent en réalité élire.

 

Comment les auteurs parviennent-ils à mettre à jour ce désir électoral refoulé dont les électeurs n'ont pas conscience, au point de voter dans un sens différent?

D'une part, grâce aux sondages électoraux du second tour, pourtant basés sur les intentions de vote au premier tour selon le mode de scrutin présidentiel qu'ils rejettent (en 2007, "si François Bayrou s’était qualifié au second tour, tous les sondages montrent qu’il aurait pu gagner contre n’importe quel candidat"). Dès lors, pourquoi ne pas simplifier le processus en remplaçant les élections par les sondages? ...

D'autre part, grâce à la méthode scientifique du doigt mouillé: en 1988, "il semble que Raymond Barre (...) aurait battu Mitterrand s’il avait survécu au premier tour"; en 1995, "si Philippe de Villiers ne s’était pas présenté, ses 4,7% des voix auraient pu s’ajouter au 18,6% d’Édouard Balladur" (sic!), qui aurait alors devancé Jacques Chirac (20,8%)".

En suivant ce raisonnement, on pourrait même déclarer qu'en 2007 les Français voulaient en réalité élire Dominique Voynet (1,6%) à la présidence de la République, ce qui m'a, je l'avoue, échappé, étant donné que "les Verts et leurs idées sont pourtant acceptés par une majorité des Français".

Comme le résume avec justesse David Desgouilles sur Causeur, "si ma tante en avait..."

 

Essayons maintenant, malgré nos fous rires, de dépasser le stade de ce postulat hallucinant. Et regardons comment Terra Nova entend "rendre les élections aux électeurs" à travers un nouveau mode de scrutin: "le jugement majoritaire". Ce dernier consiste à demander aux électeurs d'évaluer les mérites de chacun des candidats dans une échelle de mentions: "Excellent", "Très bien", "Bien", "Assez bien", "Passable", "Insuffisant", "À rejeter".

 

Quels sont les effets d'un tel mode de scrutin?

1) Le jugement majoritaire "diminue l’influence des extrêmes". Les auteurs estiment en effet que "depuis l'élection présidentielle de 2002, l’extrême droite – pourtant rejetée par une grande majorité des Français – prend en otage la démocratie". Encore un propos hallucinant, du même acabit que les premiers, visant à affirmer que le choix démocratique de qualifier Jean-Marie Le Pen au second tour de l'élection présidentielle de 2002 serait ...antidémocratique! Ben voyons...

2) Le jugement majoritaire "n'avantage ni désavantage les partis majeurs de droite, de gauche, ou de centre".

Michel Balinski et Rida Laraki oublient toutefois de mentionner explicitement un troisième effet: ce mode de scrutin avantage les "grands" candidats, non seulement face aux extrêmes, mais également face au "petits" candidats à droite et à gauche (et éventuellement au centre). Sans compter que, dans ce système, "si un candidat n’est pas évalué par un électeur, ce vote est considéré comme À rejeter".

Ce sont bien pourtant ces "petits" candidats - sel de la démocratie d'après moi - qui constituent la véritable obsession de la note:

- "Le jugement majoritaire protège contre le risque des candidatures multiples"

- "Le système français actuel - le scrutin majoritaire à deux tours - (...) trahit la volonté des électeurs: le gagnant d’une élection dépend du jeu des candidatures multiples et non de la seule volonté des électeurs" (sic!)

- "Le hasard des multiples candidatures décide du vainqueur plus que la volonté de l’électorat"

- "Le jugement majoritaire protège l’électorat (sic!) contre le jeu des multiples candidatures"

 

Cette obsession était déjà celle de la fondation Terra Nova à travers l'idée d'une "primaire élargie" afin d'aboutir à un seul candidat à gauche (ou du "camp progressiste", en incluant François Bayrou). Comme si Jean-Luc Mélenchon et Dominique Strauss-Kahn étaient des candidats interchangeables "de gauche"! Comme si la richesse du débat d'idée démocratique pouvait se résumer à une opposition entre "la droite" et "la gauche", alors que, même en écartant les extrêmes, il est bien évident que le véritable clivage de fond oppose ceux qui acceptent (le "cercle de la raison" d'Alain Minc) et ceux qui refusent la logique néolibérale à l'œuvre aussi bien dans la construction européenne que dans la globalisation.

Michel Balinski et Rida Laraki ont bien entendu en tête l'élimination de Lionel Jospin au premier tour de l'élection présidentielle de 2002, avec un Jean-Pierre Chevènement implicitement placé sur le banc des accusés. À tel point que le nom de l'ancien candidat du Pôle Républicain est inconsciemment mentionné deux fois (on a presque envie de dire: "Jospin, sors de ce corps!"): "La fragmentation s’est renforcée, dans le camp progressiste (avec potentiellement le candidat socialiste plus Bayrou, Hulot, Chevènement, Mélenchon, Besancenot, voire Chevènement et Tapie) mais aussi à droite (Sarkozy, Villepin, Borloo, Dupont-Aignan, Boutin)".

Pas une seule interrogation, en revanche, sur les raisons pour lesquelles les classes populaires se sont détournées du PS! Surtout pas, car cela risquerait peut-être de remettre en cause les dogmes et certitudes des fondateurs de Terra Nova. Mieux vaut alors délégitimer la candidature de Jean-Pierre Chevènement en 2002 ou, plus globalement et subtilement, se rattacher pour l'avenir à un mode de scrutin qui favorise le candidat majeur de droite et de gauche.

 

Enfin, je ne suis pas certain que le "jugement majoritaire" réponde au principe constitutionnel d'intelligibilité du mode de scrutin; il a d'ailleurs été expérimenté dans une ville universitaire et très "France d'en haut" (en termes de professions et catégories socioprofessionnelle, de revenus ou encore de vote sur le traité constitutionnel européen; je n'ai malheureusement pas pu identifier précisément les bureaux de vote concernés). Alors que le système majoritaire uninominal à deux tours est simple et démocratiquement incontestable: se qualifient au second tour les deux candidats arrivés en tête au premier, puis est élu celui qui obtient la majorité des suffrages exprimés. Même si, personnellement, j'avoue qu'avec le mode de scrutin popularisé par Terra Nova je m'amuserais comme un petit fou à analyser tous ces votes jugements...

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